Voici une deuxième nouvelle que j'ai écrite il y a quelques années. J'en posterai d'autres surement demain (de toute façon, la plupart sont sur mon blog :
http://nouvelleshorrifiques.unblog.fr/ ). Merci d'avance pour vos avis !
Nuit Guadeloupéenne
Le soleil commençait déjà à se coucher pendant qu’Alice songeait à la raison de la couleur bleue du ciel, qui, peu à peu, virait à l’orange, puis devenait de plus en plus obscure. Allongée sous l’ombre rafraichissante de l’un des cocotiers de la plage, elle tentait de regarder le soleil rougissant sans plisser son unique œil valide. Elle finit néanmoins par y renoncer, craignant de perdre le seul organe de la vue dont elle disposait. Alice était en effet une jeune fille bien singulière. Si toute la moitié gauche de son corps était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire chez une jeune fille (chaque organe à sa place, chaque os bien soudé), et la rendait même très séduisante si on ne regardait que cette partie-là, on ne pouvait pas en dire autant de l’autre moitié qui rendait la jeune fille unique en son genre. En effet, son orbite droite n’était qu’un orifice vide et sa bouche se prolongeait sur sa joue en une moitié de sourire qui atteignait presque son oreille. Son visage, tout comme le reste de son corps de ce côté-ci, était couvert de cicatrices en forme de virgules, vestiges d’anciennes blessures qu’Alice s’était elle-même infligée quelques années auparavant, pour calmer son chagrin. Autre fait singulier chez Alice : ses doigts de la main droite existait au nombre de trois. Seuls les cheveux de la jeune fille étaient les mêmes quel que fut l’endroit où elle était regardée : de couleur ébène et de texture parfaitement lisse.
Alice qui, durant de longues années, avait été très malheureuse de constater les particularités de son corps et la solitude avec laquelle elle avait dû vivre, n’éprouvait aujourd’hui plus aucun complexe à se montrer en maillot de bain dans une plage guadeloupéenne, que ce fut à Saint-Anne ou à Basse-Terre. Certes, elle préférait toujours l’isolement des plages désertes, et auquel elle avait toujours été habituée, mais il arrivait certains après-midis, comme celui-ci, où elle bronzait sur les regards intrigués, fascinés, ou dégoutés des touristes qui buvait leur Tit’punch sur la plage. Elle qui était une insulaire blanche, connaissait les plages de la Guadeloupe de fond en comble et savait choisir les meilleurs coins pour profiter du soleil ou de l’ombre des cocotiers, pendant que les touristes se disputait les meilleures places sur le sable blanc.
Mais déjà, les baigneurs, voyant le soleil se coucher, finissaient leur rhum et quittaient les lieux et bientôt la plage était aussi déserte que celles qu’Alice était la seule à connaître. La jeune fille, qui trouvait que l’atmosphère commençait à se refroidir, termina une dernière page de son livre « Simetierre », puis décida de rentrer, elle aussi – non pas qu’elle était le genre de fille à suivre aveuglément le groupe ; de toute façon, tout le monde était déjà partie.
Elle ramassa ses affaires et se dirigea à pied vers sa villa qui se trouvait à quelques minutes de cette plage, pendant que le soleil disparaissait à l’horizon. Son double visage arborait, d’un côté, une expression neutre – quoique légèrement fatiguée – et de l’autre, un rictus de mort, du fait de son orbite vide. Ses cicatrices infligées avec un couteau de cuisine donnait une allure zébrée à la moitié de son corps.
Une fois chez elle, elle saisit ses clefs à l’aide des trois doigts de sa main droite – l’autre main étant utilisée pour tenir son sac – et entra. Pour une fille de son gabarit – c’est-à-dire, de faible gabarit – et pour une fille qui vit seule, Alice vivait dans une immense demeure. Tout cet espace lui paraissait néanmoins le minimum nécessaire à son bien-être, et elle l’occupait autant que l’on pouvait occuper un espace en lisant, et lisant dans différentes pièces. La seule activité qu’elle effectuait toujours dans le salon était de jouer du piano, l’objet étant trop lourd pour être déplacé ailleurs.
Comme il n’y avait que dans le noir qu’Alice y voyait clair, elle n’alluma pas la lumière et alla se préparer à manger dans la cuisine, dans l’obscurité. Elle avait pris l’habitude d’agir à l’instinct et connaissait par cœur la configuration de sa cuisine, si bien qu’elle se fit rapidement de quoi manger. Elle dégustait ainsi son souper devant la télévision lorsqu’on frappa à la porte.
Alice, qui était peu habituée à recevoir de la visite, hésita quelques instants avant de se lever pour ouvrir. Elle n’avait jamais eu à se méfier jusqu’à présent, mais cette arrivée surprise à une heure pareille la rendait sceptique. Elle ouvrit néanmoins et se trouva nez-à-nez avec un étrange personnage habillé en costume noir et chemise beige ou brune – Alice avait du mal à la distinguer dans le noir. Le jeune homme devait avoir la vingtaine. Il était brun, plutôt grand, assez séduisant et aux yeux verts étrangement brillants. Son sourire arborait des dents d’une blancheur visible dans l’obscurité, et qui semblait un poil trop pointues pour un être humain. Le détail qui frappa le plus Alice, cependant, était qu’il braquait un petit pistolet sur elle.
Lorsque l’inconnu appuya sur la détente, Alice fut sentit une vive douleur dans son épaule gauche et s’écroula sur le sol. La douleur se rependit dans tout son bras et, rapidement, elle sentit sa conscience la quitter. Elle entendit néanmoins la voix du jeune inconnu s’adresser à elle.
« Je ne comptais pas te tuer, rassure-toi. Nous allons passer la soirée ensembles. »
« C…c…h » telles furent les premières paroles d’Alice lorsqu’elle revint à elle. La première chose qu’elle ressentit fut ses trois uniques doigts dont les ongles touchaient le sol mouillé. Soudain, la douleur se manifesta à nouveau dans son épaule et son intensité était telle qu’Alice suffoqua sur le sol, contre lequel son visage était plaqué. Elle avait l’impression de ne plus sentir son cœur battre, mais ce qu’elle sentait en revanche, c’était la froideur du carrelage recouvert de sang contre sa joue et ses jambes nues. Lorsqu’elle voulut se lever, elle s’aperçu que son corps ne répondait pas à ses volontés de mouvement : il était comme paralysé. Ce fait la fit paniquer et l’amena à ouvrir son unique oeil, tout en frissonnant de froid et de terreur. Elle ne vit d’abord que le carrelage devant elle, puis, avec effort, elle leva la tête pour apercevoir son agresseur, debout, la contemplant avec satisfaction, prêt à lui renvoyer une deuxième balle au cas où elle n’aurait pas comprit. A ses côtés, se trouvait une jeune femme toute aussi séduisante, aux cheveux rouges et lisses, et aux yeux tout aussi verts que ceux de son partenaire. Malgré l’obscurité ambiante, Alice distinguait chaque trait de son visage et notamment l’extrême blancheur de son teint. Elle remarqua également la robe bleue et blanche au style victorien qu’elle portait, et qui donnait l’impression que cette jeune fille sortait tout droit du carnaval. Elle était aussi grande et fine que son partenaire et leur morphologie se ressemblait tellement que l’on aurait pu croire, à première vue, à des frères et sœurs. En y regardant de plus près, cependant, on pouvait se rendre compte que leurs faciès étaient bien différents.
- Je maintiens qu’on ne devrait pas la tuer, dit l’homme, c’est assurément une détraquée.
- C’est pas parce qu’elle est défigurée que c’est aussi une détraquée, méfie-toi, répondit la jeune fille aux cheveux rouges. Personnellement, je ne l’imagine pas aussi folle que nous le sommes.
- Elle doit être folle, pourtant, puisqu’elle est défigurée.
- Et alors ?
- Et alors, lorsqu’on est physiquement dans cet état-là, on est forcément très seul, et je ne connais personne qui soit capable de rester sain d’esprit en vivant dans une solitude telle que celle qu’elle a dû vivre.
- Je sais tout ça…mais ça ne prouve rien.
La jeune femme aux cheveux rouges se baissa comme pour s’adresser à Alice qui était toujours étendue sur le sol. Elle prit son visage dans l’une de ses mains et l’examina attentivement.
« Je dois reconnaître que tu as dû en baver, avec cette tronche. » dit-elle avec un léger soupir.
Elle reposa la tête d’Alice là où elle l’avait trouvée – c’est-à-dire contre le sol – et se releva.
« Moi je m’appelle Clarisse, ajouta-t-elle en s’adressant à Alice, et lui c’est Pierre. Tu te demandes surement pourquoi tu as une balle dans l’épaule. »
Alice, qui restait étendue par terre, ne répondit pas. Elle souffrait plus qu’elle n’avait jamais souffert depuis qu’elle s’était mutilée la moitié du corps. Son corps se tortillait tout seul comme pour calmer la douleur – sans résultat.
Pierre poursuivit :
- En fait, nous sommes très connus sur l’île, tu as surement déjà entendue parler de nous. Nous avons l’habitude de venir frapper aux portes des maisons pour tuer leurs occupants.
- Généralement, nous jouons un peu avec eux avant cela.
- Nous sommes venus chez toi avec l’idée de te tuer, ajouta Clarisse, mais je t’avoue que tu nous fais hésiter de plus en plus. Nous n’avons jamais rencontré une personne comme toi auparavant.
Bien sûr, quand je t’ai tiré dessus, je n’avais pas encore remarqué ton…handicap. Il faisait noir, tu comprends…Je ne l’aurais probablement pas fait si j’avais vu que tu étais comme ça. Navré…
Alice – qui n’avait jamais entendu parler de ces deux criminels – était abasourdie par ce qu’elle entendait. Retrouvant peu à peu ses moyens, elle tenta de se mettre à genoux lorsque Clarisse l’aplatie à nouveau au sol avec son pied.
- Pas si vite, jeune fille, nous n’avons pas encore décidé ce qu’il allait advenir de toi cette nuit. Tu vas peut-être survivre, tu vas peut-être crever comme les autres avec leur existence banale et paresseuse. En attendant qu’on se décide, tiens-toi tranquille.
- Moi, je vote pour l’épargner, intervint Pierre. Elle n’est pas comme les autres, ça se voit. Ce serait injuste de lui réserver…
- Je n’ai pas dit que je voulais lui réserver le même sort que les autres, répondit Clarisse, mais peut-être qu’elle mérite un peu plus qu’une balle dans l’épaule.
Clarisse s’adressa alors à Alice.
- Nous allons essayer de te connaître un peu mieux. Après ça, nous saurons surement quoi faire de toi. Si tu peux parler, nous allons faire un petit test d’association de mots. C’est très simple, tu vas voir…
Alice leva son œil vers son interlocutrice qui s’était baissée et vit ses deux yeux verts posés sur elle, avec une étrange expression qui semblait mêler compassion, désolation, et sadisme.
- Bien sûr, chérie, si tu ne peux pas parler, nous n’aurons aucun moyen de savoir si tu mérites de vivre, alors…
- Allons-y, murmura Alice.
Une expression de satisfaction se peint sur le visage de Clarisse et une langue noire d’une longueur impressionnante, ressemblant à une sorte de ver ou d’animal serpentiforme sorti de sa bouche et parcouru ses lèvres.
- Parents, dit Clarisse.
- Morts, dit Alice.
- Amis, dit Pierre.
- Rêve, dit Alice.
- Nuit, dit Clarisse.
- Vie, dit Alice.
- Monstre, dit Clarisse.
- Famille, dit Alice.
- Sexe, dit Clarisse.
Alice ne répondit rien.
Clarisse semblait plus que satisfaite de ce test, et Pierre s’en voyait ravi. La jeune femme aux cheveux rouges caressa la tête d’Alice et se releva. Les deux assassins s’échangèrent un regard et virent qu’ils pensaient à la même chose. Clarisse sorti alors un petit scalpel de son corset, et le plaça dans la main à trois doigts d’Alice.
- Ma chère, annonça Clarisse avec joie, j’ai le plaisir de dire que nous avons trouvé tes réponses absolument convenables. Tu sais ce que ça veut dire, petite ?
- Ça veut dire que tu vas peut-être nous survivre, reprit Pierre, mais il va d’abord falloir passer une petite épreuve.
- Égalise-nous ça et tu es libre.
Alice comprit instantanément ce qu’avait voulu dire Clarisse, et en fut pétrifiée.
- Vous…non !
- Ou tu peux aussi mourir ici. Je ne suis même pas sûr que ça nécessiterait une balle de plus, dit Clarisse.
Le corps d’Alice tremblait de peur à l’idée de renouveler une expérience aussi horrible que sa précédente mutilation. Anéantir l’unique moitié de son corps à être restée « normale » lui paraissait, qui plus est, totalement absurde. Elle prit de longues minutes pour se préparer à passer à l’acte, durant lesquelles ses deux tortionnaires l’observaient patiemment, sans rien dire.
Finalement, elle se lança en commençant par sa hanche, dans laquelle elle fit une profonde entaille. Le sang jaillit de son corps et la flaque recouvrant le carrelage s’élargit. Malgré la douleur, Alice s’entailla une deuxième fois, puis une troisième, puis une quatrième…et son corps fut bientôt entièrement recouvert de petites virgules sanglantes. La pauvre Alice faisait de son mieux pour ne pas trop hurler, car elle voyait que ses cris énervaient ses tortionnaires et elle n’oubliait pas le pistolet que Pierre tenait toujours bien en main. Au bout d’un temps interminable, les deux partenaires décidèrent que cela suffisait. Pierre prit la parole en premier :
- Eh bien, toutes mes félicitations, ma chère, tu seras la première personne au monde à nous avoir survécus. Que dis-tu de cette nouvelle ?
Alice se contenta de répondre par un gémissement de douleur en se tenant l’épaule.
- Je vois que l’émotion te rend muette, dit Clarisse. En tout cas, sache que nous avons sincèrement appréciée ce petit moment passé avec toi, et que si tu veux qu’on remette ça à l’occasion, tu n’auras qu’à nous faire signe. Nous sommes assez occupés la nuit, car nous avons plein d’amis à qui nous rendons visite, mais le jour, nous sommes entièrement libres pour prendre un ‘Tit punch. Alors, tu nous donneras un coup de fil !
Pendant qu’elle parlait, Pierre avait saisi le téléphone fixe d’Alice et avait composé un numéro.
« Allô ? Oui ? L’hôpital de Sainte-Anne ? Parfait. Je vous appelle pour vous dire que nous avons tiré sur une malheureuse jeune fille chez elle, ce soir, et que vous feriez mieux de venir vite car elle est en train de se vider de son sang…enfin, pas trop vite non plus, sinon nous n’aurons pas le temps de partir…l’adresse ? 4 Rue du Tilleul je crois…d’accord, aucun problème…ah non, désolé, nous ne pouvons pas rester avec elle en attendant, mais ne vous inquiétez pas, c’est une dure à cuire, elle en a vu d’autres… »
Satisfait, Pierre raccrocha et laissa s’échapper de sa bouche une langue fourchue de serpent, entre ses mâchoires pourvues de dents pointues. Clarisse semblait déjà prête à partir et les deux partenaires se retrouvèrent au niveau de la porte d’entrée de la maison d’Alice. Celle-ci les vit lui dire au revoir en agitant leurs mains, puis s’évanouit à nouveau.
Lorsqu’elle se réveilla, Alice avait l’impression d’avoir dormi des jours durant – et c’était peut-être le cas, se dit-elle. Elle se trouvait, apparemment, dans une chambre d’hôpital, confortablement installée dans un lit et avec un lourd bandage recouvrant toute la partie gauche de son corps.
Alice n’arrivait pas à croire qu’elle était sortie vivante de cette histoire mais, par-dessus tout, elle n’arrivait pas à croire que sa différence avait été son Salut.