→ Les héritières de l'ombre (publication fond blanc)Les héritières de l’ombre
1
« Je ne suis pas fou. »
Telle est la dernière phrase que je me souviens avoir prononcé avant de me laisser sombrer dans le noir total. Je me rappelle qu’il faisait froid. J’avais brisé le carreau d’une fenêtre sous l’effet de la rage et les courants glacials de la nuit pénétraient frénétiquement dans ma demeure qui ressemblait maintenant à une véritable décharge, tant chaque chose était sans dessus dessous. Sur le sol : du verre brisé, des morceaux de vases brisés, la télé brisée…Moi, brisé.
J’étais l’unique auteur de ce massacre, mais peut-être vaudrait-il mieux revenir en arrière pour que vous compreniez par quel processus invraisemblable j’en suis venu à saccager mes biens.
Jusqu’à hier soir, je m’appelais Vincent Colombier, 26 ans, et je vivais seul dans un grand et vaste appartement sur la côte d’Azur. La facilité avec laquelle je gagnais ma vie m’a permis de louer ce petit palace faisant pâlir d’envie mes plus proches amis. J’étais en effet un producteur de cinéma relativement connu aujourd’hui, à qui l’on doit essentiellement la saga à succès « Elles », dont le quatrième volet (que j’ai refusé de produire, voulant initialement faire de cette série de films une trilogie) est actuellement en production. Vous avez peut-être aussi entendu parler de « Je serais moi »…j’en étais le producteur délégué, figurez-vous.
Mais je m’écarte du sujet. Je tiens surtout à raconter en quelques pages la dernière nuit de ma vie…et quelle nuit ! Seuls les lecteurs pouvant se vanter de n’avoir pas toujours eu toute leur santé mentale pourront réellement comprendre la détresse dans laquelle je me suis retrouvé durant cette terrible nuit. Mon assaillant ? Moi-même. Non, ce n’est pas tout à fait vrai… « Elles » m’ont attaqué.
C’est en allant constater l’avancement du tournage de notre dernier film en production que je les ai croisées pour la première et unique fois. Ayant l’habitude de venir m’informer directement de la situation en débarquant à l’improviste dans les studios pendant le tournage, j’ai interrompu une scène de bar, reconstitué en studio, au profit de laquelle un grand nombre de figurants étaient présent. Alors que je discutais avec le réalisateur des différents problèmes rencontrés durant le tournage, mon regard s’arrêta net sur ces deux figurantes. J’avoue ne plus être très sûr de la façon dont ma discussion avec mon réalisateur s’est terminée tant l’infinie splendeur de ce que j’avais devant les yeux m’obnubilait l’esprit. Deux filles d’une vingtaine d’année, aux cheveux d’un noir ébène sur lesquels se réfléchissaient la lumière éclatante des projecteurs. La blancheur immaculée de leur visage leur donnait un aspect irréel, tant et si bien que je me demandai si je n’étais pas en train de vivre un de ces rêves éveillé. Le monde qui m’entourait perdit toute importance lorsqu’elles se retournèrent vers moi et que mon regard croisa brièvement le leur. Je crois que je peux dire qu’Elles avaient le regard le plus envoutant qu’une personne peut avoir. Je fus alors purement hypnotisé par leurs quatre yeux d’un bleu irréel, qui semblaient dissimuler une infinité de pensées folles et mystérieuses.
Je ne pu les voir que pendant quelques instants, car un coup de téléphone m’obligea à quitter le studio. Pourtant, à peine dehors, je ne désirais qu’une chose : avoir l’occasion de revoir, même durant un très court moment, ses deux magnifiques êtres qui semblaient issues d’un de ces rêves dont on cherche désespérément à se souvenir. A mon grand regret, je n’avais plus le temps de retourner dans le studio, mais leur regard avait été si puissant qu’il resta gravé dans mon esprit durant tout le trajet que je faisais à pied jusqu’à mon immeuble. Même, une fois installé dans mon paisible foyer, il paraissait impossible de chasser ces êtres de mes pensées, et de calmer mon obsession de les revoir. J’entrepris alors de faire des recherches sur ces mystérieuses jeunes filles.
Malheureusement, aucune des 120 fiches de figuration que je trouvai dans le dossier de production du film ne correspondait à leur profil, et mes longues recherches furent vaines. Déçu, je commençai à m’interroger sérieusement sur la réalité de ce que j’avais aperçus. Je réalisai alors l’absurdité d’un tel doute, tant il était impossible que mon esprit puisse inventer de toute pièce une telle splendeur. Les quelques débordements mentaux dont j’étais victime depuis l’enfance, et qui m’ont valu plusieurs psychothérapies plus ou moins efficaces durant mon adolescence ne pouvaient expliquer un tel phénomène. Jamais aucun des « rêves éveillés » dont j’étais victime jour et nuit alors que je n’étais qu’un petit garçon n’avait atteint un tel degré de réalité.
Résolu à oublier ces deux figurantes que je ne reverrais jamais, je décidai de tourner la page et de me rendre dans ma cuisine, en quête de nourriture. Le trentenaire solitaire que j’étais avec un appétit coriace, et il était temps de diner.
2
Mais elles étaient toujours dans ma tête.
Je ne puis dire combien de temps il m’a fallu exactement pour m’en apercevoir, mais je fini par le réaliser en constatant que je restais planté devant ma cuisinière, sans rien faire, en pensant uniquement à Elles. Je remis alors les pieds sur Terre, et commençai à faire chauffer une poêle. C’est alors que, sans que je n’explique pourquoi ni comment, le phénomène se reproduisit et seul le bruit de la poêle brûlant à outrance sur la cuisinière réussit à me ramener à la réalité. Je réalisai ainsi que je venais de laisser toute ma cuisine s’enfumer et, après avoir ouvert précipitamment les fenêtres et éteint la cuisinière, j’entrepris de me remettre les idées en place. C’était quelque chose que j’avais déjà appris à faire lors de mes thérapies : il me fallait faire le vide dans mon esprit tout en respirant profondément. J’étais ainsi parvenu à maîtriser mes débordements psychiques d’entant.
Cette fois-ci, pourtant, toute tentative fut inefficace…non, impuissante. Elles étaient toujours là, quelque part dans ma tête. Je les voyais apparaître dans la fumée brumeuse qui s’échappait par la fenêtre, je les voyais à travers les rayons lunaires qui pénétraient dans ma demeure.
Je les voyais émerger des profondeurs de la nuit…et forcer ma porte d’entrée.
3
« NON ! » m’entendai-je hurler alors que je repartis dans ma chambre d’un pas nerveux et franchement furieux.
« Non, non, non ! » murmurai-je.
J’entrai dans ma chambre dans un féroce claquement de porte, et je m’assis sur mon lit en plongeant mon visage dans mes mains. Refusant de croire que je pouvais replonger dans un de ces délires imaginaires qui avaient rendu mon enfance épouvantable et mon adolescence plus que pénible, je tentais avec ardeur de reprendre le contrôle total de mon esprit. Convaincu depuis une dizaine d’années d’être définitivement guéri, il était impensable pour moi de laisser la réalité s’effacer dans ma conscience.
« Ca ne peut pas recommencer… » murmurai-je en me tenant désespérément la tête comme si elle était sur le point d’exposer. « C’est pas possible… ».
Non, ça ne pouvait pas recommencer…car ça n’était jamais déjà arrivé. Peut-être serait-il plus juste de dire que ça n’avait jamais été intense à ce point. Pour la première fois, j’avais réellement l’impression que quelqu’un d’autre habitait mon esprit. Quelqu’un de possessif qui refusait de me laisser reprendre le contrôle.
Confus et désespéré, je me levai nerveusement et, vacillant presque, je tentai de rejoindre la porte de ma chambre tout en continuant de me tenir la tête avec mes deux mains. Quand j’en décollai une pour saisir la poignée, la sensation de toucher quelque chose me parut si lointaine, si irréelle, que je me rendis compte jusqu’où j’étais en train de partir dans mon délire halluciné. Je fus soudain pris d’un violent spasme en voyant les deux filles se refléter dans la poignée, m’adressant toujours le même regard accompagné d’un sourire large charmeur qu’on ne pouvait imaginer sur aucun visage. De surprise, je reculai de quelques pas comme pour m’empêcher de sortir de ma chambre, et je trébuchai presque sur le sol éclairé par la lumière argentée de la pleine lune.
C’est alors que je ressenti un déchirement. Une sensation indescriptible et totalement nouvelle naquit en moi, et je réalisai que je venais de perdre définitivement une partie de moi-même.
En proie à la panique et résolu à fuir l’emprise toute puissante qu’Elles étaient en train d’exercer sur moi, je me précipitai jusqu’à mon balcon pour gouter l’air frais de la nuit. Enfin à l’extérieur, je sentis un délicieux courant d’air qui me soulagea et m’apaisa. Pendant un instant, je cru même voir faiblir la force fantomatique qui me hantait.
Inexplicablement épuisé, comme si je venais de courir un 100 mètres, je repris mon souffle et retournai à l’intérieur pour me servir un verre d’eau dans la cuisine, où je décidai de laisser la fenêtre ouverte. Tout en buvant, je me remis progressivement de mes émotions, et réalisais à quel point je venais de passer près de la folie pure.
Je fus bien naïf de croire que tout était terminé. Alors que je finissais mon verre, un brusque – et douloureux - spasme me m’assaillit subitement, et m’immobilisa au milieu de ma cuisine, mon verre à la main.
« Putain mais qu’est-ce qui m’arrive ?! » murmurai-je, désespéré.
Je regardai mon verre et eu alors une vision qu’aucun esprit sain ne pourrait imaginer dans ses cauchemars les plus atroces. A travers la matière transparente, là où j’aurais dû apercevoir mon reflet déformé par le cylindre, je vis l’une d’Elles en train d’avaler goulument un objet poisseux et ensanglanté, que j’identifiais comme un organe… un cœur.
Mon cœur.
4
Le reste de ma nuit devint si indescriptible et atroce que j’hésite à vous la relater avec précision et exactitude. Les choses qui se produisirent sous mes yeux, dans mon propre appartement, ne pourraient être admises ou imaginées par un esprit sain. En l’espace d’une nuit, elles réussirent à me faire perdre tout espoir de vivre dans ce monde.
Après avoir lâché mon verre sur le sol, je me mis à le piétiner avec frénésie et obstination. Les morceaux tranchants percèrent mes pantoufles et s’éparpillèrent sur le sol de ma cuisine, et pendant un instant, je cru les voir prendre vie et s’agiter eux-mêmes sur le sol. Tout en me tenant la tête d’une main, je marchai comme un zombie vers le placard à balais, mais une vive douleur à la tête m’empêcha de faire un pas de plus avant même que je sorte de ma cuisine. Je réalisai alors que je n’avais plus le contrôle de moi-même. Elles me contrôlaient.
Dans une tentative désespérée de m’accrocher à quelque chose de réel, je cherchai mon réfrigérateur à tâtons avec ma main droite, tandis que ma main gauche se cramponnait toujours à mon cuir chevelu. Je réussis à atteindre mon frigo, mais la sensation que j’eu en le touchant me fit tressaillir. Sa texture était poisseuse et purulente et j’eu le sentiment de tâter de la chair en putréfaction. Je me tournai alors brusquement vers l’objet, qui m’apparut tantôt comme un frigo ordinaire, tantôt comme une masse informe et sanglante de peau pourrie, dont les orifices sécrétaient un immonde liquide jaunâtre. Je paniquai devant l’absurdité de la situation, et je senti toute perception du réel disparaître de nouveau en moi. Je reconnaissais de moins en moins ma demeure, qui perdait toute ressemblance avec celle que je connaissais. Les meubles et les objets devenaient charnus et commençaient à s’animer. Cherchant désespérément un échappatoire à ces horreurs irrationnelles, je cherchai mon téléphone dans toutes mes poches, avant de réaliser qu’il se trouvait dans ma chambre. Me tournant vers le couloir qui menait à celle-ci, j’y vis l’une d’Elles se tenant debout au bout du couloir, du sang coulant de sa bouche et venant rougir la robe blanche qu’elle portait. Ne détachant pas une seule seconde ses yeux des miens, elle vomit d’affreux bouts de chair rougeâtre sur le sol.
Je me lacérai la tête jusqu’au sang.
« C’est pas possible…je dois me reprendre…je peux plus supporter ça ! » hurlai-je.
Personne n’était là pour entendre mes cris.
Tel un maniaque survolté, je bondis dans mon salon en agitant mes bras dans tous les sens, à la recherche d’une échappatoire à la boucherie qui s’était installée chez moi. Le peu de raison qu’il restait encore en moi fut vaincu à jamais lorsque mon regard croisa le miroir en pied qui se trouvait dans mon salon. Je m’y vis dedans, mais ce que je vis était loin d’être mon reflet. C’est en effet ma mort que je vis.
Mon cadavre était pendu par les mains au plafond et vacillait de gauche à droite tandis que mes tripes pendouillaient de mon ventre ouvert. Du sang ruisselait de ma bouche et mon regard était éteint. De chaque côté de mon corps, Elles se tenaient debout. L’une avait une hache à la main, l’autre une lance. Leurs mains, leurs vêtements blancs et leurs bouches étaient recouverts de mon sang. Leur regard n’avait jamais été aussi inhumain.
Je ne vous raconterai pas les évènements plus obscènes encore qui suivirent chez moi cette nuit-là. Je ne saurais trouver le courage de les retranscrire les visions inhumaines dont je fus victime. Je me contenterai de vous faire part de la perte totale de mes moyens qui suivit, et de la façon dont j’ai saccagé ma belle maison. Ne sachant comment sortir de cet enfer et en proie à des spasmes incontrôlables, je me suis mis à détruire violemment tous les objets et meubles que je possédais. Tout ce qui se trouvait sur mon passage vola en éclat sous la force de mes coups.
Tous mes biens saccagés et moi épuisé, je m’effondrai sur le sol au milieu d’une flaque sanglante, m’abandonnant totalement aux monstres qui venaient me prendre. Je vis la lune une dernière fois…puis ce fut le gouffre.
5
Combien de temps ai-je dormi ? Impossible à dire…je ne trouve plus mon téléphone et je n’ai pas de montre. Les quelques heures qui ont suivi mon réveil m’ont servis à relater cette histoire sur une dizaine de feuilles que j’ai réussi à retrouver dans le désordre anarchique que j’avais causé chez moi. J’ai aussi trouvé un couteau de cuisine entre deux flaques de sang, dans ma chambre. Juste ce qu’il me fallait. J’espère avoir le courage de me rendre ma liberté avec. Je devrais pouvoir y arriver. Plein de gens l’ont déjà fait avant moi.
Mais je dois faire vite. Je crois qu’Elles sont déjà revenues. Je les entends frapper à ma porte.