J’ai tué ma fille
Quelque part, dans les brumes immaculées sillonnant les rues d’une ville oubliée par le temps, se dessine une silhouette au cœur sombre et au passé meurtri. Puis, cette ombre devient homme. S’il était parmi nous, nous l’appellerions Fred Carpentier. Seulement, c’est uniquement au milieu de nos rêves les plus agités qu’il est possible d’apercevoir cet homme assaillit par le temps.
Se frayant un chemin entre les nuages de brouillard, Fred le mélancolique s’approche du fleuve qui traverse la ville, où il a passé le plus clair son enfance. Des moments qui ne sont aujourd’hui que des souvenirs perdus dans la brume.
Accoudé à une barrière de fer, regardant mélancoliquement le trajet tranquille du fleuve, Fred songe à son passé.
« « C’est une fille », paraît-il. Fallait s’y attendre… ‘Toute façon, un garçon aurait peut-être été pire. Enfin, c’est fait, c’est fait…On baisse le rideau. Je pense que j’ai bien fait de me salir les mains. Prendre une vie est un choix légitime si on le fait pour en sauver d’autres. »
Fred s’avance un peu plus vers le fleuve pour y voir son reflet, mais il peine à reconnaître la personne qu’il distingue entre les vaguelettes.
- Et si je me suicidais ? se demande-t-il à voix haute.
- Pourquoi vous feriez ça ? demande la voix d’une femme sortie de nulle part.
Fred, surprit d’entendre quelqu’un alors qu’il se croyait seul, se retourne et découvre une jeune femme séduisante vêtue d’une robe bleue marine, aux cheveux d’un blond éclatant et aux yeux verts perçants.
- Vous venez de perdre vos parents dans un accident de voiture ? Ou vous vous êtes ruiné en pariant sur le mauvais coureur ? C’est souvent pour ce genre de truc que les gens viennent se laisser mourir dans le fleuve, non ?
- Rentrez chez vous, mademoiselle.
- Je suis chez moi.
- Hein ?
- Je passe mes journées devant le fleuve, en essayant d’oublier que je vis dans cette ville. Parfois, ça marche.
- Vous ne vous ennuyez jamais à rester seule toute la journée ?
- Il y a des états pires que l’ennui.
La jeune femme s’assoit à côté de Fred, devant les flots.
- Et vous ? demande la jeune femme.
- Si je m’ennuie ? Même si c’était le cas, ce serait le moindre de mes soucis…
- Vous avez l’air d’avoir fait quelque chose de très mal…on le lit dans votre regard.
- Qu’est-ce que vous en savez ?
- Je viens de vous le dire…on le lit dans votre regard.
- J’ai tué ma fille.
- Elle vous l’avait demandé ?
- Non… elle ne parlait pas encore. Elle est née aujourd’hui.
- Félicitations.
- Pour…l’avoir tuée ?
- Non, parce que vous êtes devenu papa aujourd’hui. C’est la première fois ?
- Non, j’ai déjà eu deux filles auparavant.
- Elles n’ont vécu que quelques heures, elles aussi ?
Fred pousse un soupir de tristesse et se met de nouveau à regarder le fleuve.
- Non, elles sont encore en vie… et en parfaite santé.
- Pourquoi la petite dernière n’a pas eu cette chance ?
- Je ne voulais pas qu’elle devienne comme Elles.
- Ca aurait été si peu flatteur ?
- Si vous saviez…
- Je ne sais rien sur Elles, c’est vrai…mais je suis sûre que vous aviez de bonnes raisons.
- Vous êtes facile à convaincre…
- C’est vous qui n’avez pas l’air méchant.
- Passer pour un méchant n’a plus vraiment d’importance…j’ai fait mon devoir. Les autres peuvent penser ce qu’ils veulent à présent.
- Et qu’en penses la maman ?
Fred soupire.
- Elle n’était pas très emballée par mon initiative de corriger le tir avec cette nouvelle enfant…j’ai dû la convaincre en faisant ce que la plupart des maris n’ont pas à faire.
- Elle est au fond le fleuve avec votre fille, n’est-ce pas ?
- On ne peut rien vous cacher, à vous…
- Quand on vit près du fleuve, on s’habitue à en voir des vertes et des pas mures.
- Je vous en ai beaucoup dit, en tout cas…
- Ça veut dire que vous allez vous débarrasser de moi aussi.
- Non…mes mains sont déjà trop sales. Mais moi, par contre, je ne sais rien de vous.
- Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
- Dites-moi quelque chose…
- Hmm…je n’aime pas les miroirs
- Pourquoi ? Vous êtes pourtant superbe.
- Oui, mais je préfère me voir dans l’eau du fleuve. Elle ne se brise pas quand je la frappe. Les miroirs, eux, se brisent toujours.
Les deux êtres regardent silencieusement leurs reflets dans l’eau calme.
- Je peux vous poser une question indiscrète ? reprend la jeune fille.
- Au point où j’en suis…tu peux tout me demander.
- Comment sont vos deux filles ? Celles qui sont en vie…
- Tu n’aimerais pas les connaître.
- Ce n’est pas ce que j’ai demandé.
- Elles sont mauvaises.
- A ce point-là ?
Fred saisit la jeune femme par les épaules et commence à s’emporter.
- Ce sont des monstres, tu m’entends ? Ce ne sont pas mes enfants…ce sont ceux du Diable. J’ai laissé partir la première loin de chez moi, en espérant que la deuxième resterait au moins dans le droit chemin. Mais elle est devenue encore pire. Je les ai chassées toutes les deux…non, elles sont parties de leur plein gré.
Il s’apaise légèrement et lâche la jeune femme.
- Où sont-elles maintenant ? demande-t-elle
- Que sais-je ? Loin d’ici, certainement.
- Vous n’avez vraiment aucune affection pour Elles ?
- Qui pourrait être fier de deux démons, sinon le Diable lui-même ?
- Votre troisième fille…vous l’avez tuée à cause de ça, n’est-ce pas ? Vous aviez peur qu’elle devienne un troisième monstre…
Au lieu de répondre, Fred se met à sangloter.
- Qui es-tu ? il demande.
- Je ne suis que Moi…rien d’autre pour l’instant.
Fred continue de sangloter.
- Vous ne saviez pas quoi faire, n’est-ce pas ? Et même quand vous aviez pris votre décision, vous n’étiez pas sûr de vous.
- Tu devrais rentrer chez toi…je veux dire, dans ta maison. Laisse un vieil homme méditer sur l’acte atroce qu’il vient de commettre.
- Vous êtes sûr que vous voulez être seul ?
- Laisse-moi, s’il te plait.
La jeune femme approche son visage de celui de Fred.
« Mais je suis chez moi. » dit-elle.
Fred, dont les yeux sont toujours baignés de larmes, tente de regarder la femme. A l’instant où sa vision se fait nette, il s’aperçoit avec horreur qu’un morceau du visage de son visage s’est détaché d’elle, comme un morceau de peau d’orange qu’on aurait commencé à éplucher.
Fred laisse échapper un cri d’effroi. Le morceau de peau tombe du visage de la jeune femme, qui commence à s’éplucher de lui-même en divers endroits. Un rictus large et comme un croissant de lune se dessine également sur ses lèvres, et Fred pense alors au Chat de Cheshire, dans Alice au Pays des Merveilles.
« Et c’est aussi chez toi, maintenant, papa. »