Kobial, encore en retard

On dit que l'environnement dans lequel on vit est déterminant pour l'inspiration. Il est 17h et une voix déformée par les haut-parleurs annonce la fin des cours. Dans le hangar qui résonne, chacun a déjà commencé à ranger ses outils. Raclements pressés de chaussures de sécurité sur le béton. Claquement des semelles sur le métal froid des ailes d'avion. L'excitation est à son comble: c'est le week-end prolongé du 14 juillet et tout le monde a très envie de partir. Quatre jours pour soi!
Les jeunes prennent un garde à vous bien difficile à tenir: le week-end occupe toutes les pensées. Ils passent d'une tenue de travail à l'uniforme bleu uni. C'est au pas cadencé qu'ils retournent dans l'escadron. Les derniers ordres du soir leur paraissent bien longs. Et puis c'est la libération. Grande cavalcade de jeunes soldats athlétiques pour récupérer les clés des chambres. Dans les couloirs c'est la bousculade. Précipitation dans les lieux de vie. Au deuxième étage, il y a ce bloc de quatre chambres de filles. Et dans l'une des chambres c'est l'effervescence, entre les six lits à l'étroit. Le couloir est plein de voix féminines qui s'interpellent. Deux font du covoiturage pour descendre dans le sud. Une expédition de 800km à faire en une nuit. Et même chose pour le retour. Les sacs sont prêts depuis la veille. Il suffit d'enfiler des vêtements civils. C'est l'été et il fait chaud: short et t-shirt pour tout le monde. Et dans cette chambre, il y a cette fille. Taille de hobbit, gestes pressés, sourire joyeux. Elle n'emporte qu'un sac à dos pour ce week-end.
Avec son amie, c'est la grande course pour rejoindre les parkings, grimper dans la voiture et c'est parti. Embouteillage à la sortie: tout le monde a quitté le travail à la même heure. Et puis c'est la route. Il flotte dans la voiture une odeur de graisse mécanique. Sur un fond de musique Disney, les deux filles parlent boulot. Comme tous les mécaniciens, elles parlent de leurs craintes, de leurs joies. C'est l'angoisse de ne pas finir le travail à temps, de perdre de précieuses minutes sur un équipement récalcitrant. C'est la joie de voir céder la machine. La joie d'avoir réussi à vaincre les difficultés. C'est aussi l'angoisse d'un avenir incertain: le classement au sein de la promotion influe sur leur future région, leur future machine, leur futurs opérations. Leur vie pour les prochaines années n'est déterminée que par leurs résultats. Ici, pas le temps de s'entraîner. Il faut savoir lire des instructions inconnues, et exécuter les ordres immédiatement. Remise en question: pourquoi ne pas appliquer ces méthodes partout? On gagnerait bien du temps! Explication, exécution, notation.
La route défile, longue et noire, et chaque borne kilométrique marque le début d'un nouveau débat. Arrêt sur une aire d'autoroute déserte en pleine nuit. Les deux passagers civils ramassés à la gare pour covoiturage se sont endormis, saoulés par une conversation qu'ils ne comprennent pas.

Et puis, c'est le changement de vie. Brutal. Direct. Arrivée à Avignon. Le hobbit féminin descend, salue d'un geste la voiture qui s'éloigne. Il est 2h du matin et c'est l'installation sommaire dans la chambre louée via internet. En priorité, sortir les quelques lectures du moment. Les livres ça pèse une tonne en fin de journée! Nuit courte pour se donner le temps de passer d'un monde à l'autre. Exit les discussions interminables sur la manière de placer correctement une goupille, ou sur la manière de changer un bloc de frein. Bonjour l'art!

7h du matin, réveil avec le soleil et sa chaleur accablante. Sur le lit, il y a une feuille avec tout un programme de pièces à voir. Car Avignon, c'est le plus grand festival de théâtre d'Europe. Et notre hobbit (appelons-là Kobial puisque c'est son nom), a déjà tout planifié. Pendant trois jours, la jeune femme qui jurait comme un charretier assise sur l'aile de son avion pour en changer les commandes devient une jeune spectatrice. Des pièces, elle en a vu... beaucoup. A son grand étonnement, les gens se penchent sur sa programmation, demandent son avis.
Retour à la chambre à 2h du matin. Il est 3h et le sommeil ne vient pas. 7h. C'est reparti.
Trois jours, c'est court.

La nuit est profitable pour réfléchir. Comment écrire quand, tombant de fatigue le soir, les mains tremblent tellement que le clavier parait inaccessible? Comment allier art, écriture, et rêve avec un monde tellement terre à terre? Comment rendre poétique un hangar plein de bruits et d'agitation?
Comment expliquer à ceux qui vivent mille vies sur les planches que son métier consiste à préparer des machines de guerre destructrices? Comment vénérer la vie si fort et travailler à la détruire? Corneille n'aurait peut-être pas craché sur cette double façade.

En attendant, pour ne pas avoir à faire de choix, l'écriture devient un exutoire. Une façon de se maintenir assis entre deux chaises.